« … Charcot est le grand initiateur de l’isolement et n’oublie pas d’en réclamer la paternité: « La méthode a fait son chemin (...). Aussi réclamerais-je pour nous l’antériorité (...) elle nous
appartient légitimement, tout au moins en ce qui concerne le traitement de l’hystérie et des affections annexes »[1].C’est grâce à Charcot que l’hystérie pourra se hisser au rang d’objet digne d’intérêt de la science, et avec cette promotion naîtra un couple célèbre: celui de l’hystérique et du médecin qui méritera ici toute notre attention.
Pour illustrer ce qu’a de caractéristique ce couple, il est nécéssaire de reprendre un cas clinique de Charcot.
« Il s’agissait d’une jeune fille d’Angoulême, de treize ou quatorze ans, qui avait considérablement grandi, depuis cinq ou six mois et qui, depuis ce moment, refusait systématiquement toute nourriture, bien qu’il n’existât chez elle aucun trouble de déglutition, aucun désordre gastrique. C’est là un de ces cas qui confinent à l’hystérie, mais qui ne lui appartiennent pas toujours en propre(...)
Depuis longtemps déjà les parents se sont alarmés (...) car la terminaison fatale est là menaçante, et je connais pour ma part au moins quatre cas où elle est survenue (...) Je reçu une lettre du père me dépeignant cet état lamentable et me priant de venir voir son enfant. « Un déplacement est inutile, lui répondis-je, je puis sans voir la malade, vous donner le conseil approprié: conduisez l’enfant à Paris, placez-là dans tel ou tel de nos établissements hydrothérapiques, abandonnez-la, ou tout au moins, faites en sorte qu’elle croit que vous avez quitté la capitale, prévenez-moi et je me charge du reste. » Ma lettre resta sans réponse. »
Les parents refusent cette solution mais « Six semaines plus tard, je voyais, un matin, arriver chez moi, tout effaré, un confrère d’Angoulême, qui m’apprenait que la petite malade, dont il avait été le médecin, était à Paris, installée dans l’un des établissements que j’avais désignés; qu’elle allait, du reste, de mal en pis et que très probablement elle n’avait plus que quelques jour à vivre. Je lui demandais pourquoi je n’avais pas été prévenu de l’arrivée de la jeune fille. Il me fut répondu que les parents avaient évité de le faire parcequ’ils étaient résolus à ne pas se séparer de leur enfant. A mon tour, je fis observer que l ‘élément principal, la condition sine qua non de ma prescription ayant été méconnue, je déclinais toute responsabilité dans cette malheureuse affaire. » Cependant Charcot change d’avis.
« Je pris les parents à part et, après leur avoir adressé une rude remontrance, je leur dis qu’il ne nous restait, à mon avis, qu’une seule chance de succès; c’était qu’ils s’éloignassent ou parussent s’éloigner au plus vite, ce qui revenait au même. Ils diraient à leur enfant qu’ils étaient obligés pour une cause quelconque de repartir immédiatement pour Angoulême; ils m’accuseraient moi, le médecin, de leur départ; peu importait d’ailleurs pourvu que la jeune fille fût persuadée qu’ils étaient partis; et cela immédiatement.
Leur consentement fut difficile à obtenir, malgré toutes mes remontrances. Le père surtout ne pouvait pas comprendre qu’un médecin pût exiger qu’un père s’éloigna de son enfant au moment du danger. La mère en disait autant. Mais la conviction m’animait, je fus peut-être éloquent, car la mère céda d’abord et le père la suivit en maugréant et n’ayant, je crois, qu’une faible confiance dans le succès.
L’isolement était constitué: ses résultats furent rapides et merveilleux (...)Le soir même malgré sa répugnance, elle consentit à prendre la moitié d’un petit biscuit trempé dans du vin(...)» La jeune fille guérit.
« Ce fut alors que la fillette, interrogée par moi, me fit la confidence que voici: « Tant que papa et maman ne m’ont pas quittée, en d’autres termes, tant que vous n’avez pas triomphé-car je savais que vous vouliez me faire enfermer- j’ai cru que ma maladie n’était pas sérieuse, et, comme j’avais horreur de manger, je ne mangeais pas. Quand j’ai vu que vous étiez le maître, j’ai eu peur, et malgré ma répugnance j’ai essayé de manger et cela est venu peu à peu. » Je remerciais l’enfant de sa confidence qui, comme vous le comprenez, contenait tout un enseignement. »[2]
Ce que la petite patiente d’Angoulême souffle à Charcot, que Charcot entend, sans savoir qu’en faire, c’est qu’enfin elle avait trouvé un maître auquel se soumettre, un maître à qui offrir sa « guérison » comme le résultat de sa puissance absolue. C’est aussi ce que l’on peut nommer « suggestion » qui ne résoud rien mais impose, ordonne, ici de manger.
La solution trouvée par Charcot n’est-elle pas une façon de se retrouver en face à face avec le patient dans une relation privilégiée qui lui permet d’imposer sa parole comme étant la loi?
Nul doute que pour le sujet hors la loi qu’est l’hystérique, on obtienne des résultats pacifiants, car légiférant par là même sa jouissance[3]. Ainsi la guérison trouve sa source dans la figure du médecin, résultante de la relation de l’hystérique au maître.
Elle guérit certes, mais « ne livre pas son savoir »[4] .En le pointant comme étant un maître, elle réduit la figure du médecin à celle d’un guérisseur, d’un faiseur de miracles. Du même mouvement celui-ci se retrouve impuissant à expliquer de façon scientifique ce qui est réellement thérapeutique dans son traitement. La jeune fille ne fait aucune allusion aux bienfaits de l’hydrothérapie, ni à ceux du régime alimentaire imposé. Elle présente sa guérison comme relevant quasiment de la magie. Le terme de « guérison » semble d’ailleurs assez mal choisi, il s’agit plutôt de l’obtention d’une certaine maîtrise de la symptômatologie.
Si le médecin est un maître, ou bien un magicien, c’est son savoir qui se trouve réduit à un vulgaire tour de passe-passe. Mis dans la position de ne pouvoir dire en quoi sa thérapeutique contribue à la guérison, son savoir (médical) chute.
Ce qui se lit dans l’isolement est la mise en scène de deux acteurs, unis tous deux par un lien tissé par l’isolement lui-même. Celui-ci (l’isolement) place le malade, hystérique, dans une position bien particulière vis à vis du médecin, de la figure toute puissante du médecin. Il ne faut pas omettre de prendre en considération le fait que cette mise en place des deux personnages met aussi en place un discours: celui du Maître.Un Maître, c’est très exactement ce que recherche l’hystérique, « elle veut que l’autre soit un maître, qu’il sache beaucoup de choses, mais tout de même pas qu’il en sache assez pour ne pas croire que c’est elle qui est le prix suprême de tout son savoir. Autrement dit, elle veut un maître sur lequel elle règne. Elle règne, et il ne gouverne pas. »[5] ».
[1] Charcot, JM, « De l’isolement dans le traitement de l’hystérie »,Oeuvres complètes,tome III,dix-septième leçon. [2] Charcot, JM, Leçons sur les maladies du système nerveux, dix-septième leçon,Oeuvres complètes, Tome III, p.238-247.(Souligné par nous) [3] Voir à cet égard Wajeman G., Le maître et l’hystérique, Ed° Navarin-Seuil, Bibliothèque des Analytica, 1982 [4] Lacan Jacques, Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Ed° Seuil, Paris 1991, p.107. [5] Idem, p. 150.
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